[ Page principale |Appel : Croyez à l'évangile | La Bible ]

 

Le vieux trappiste

 

Il y a quelques années, un vieillard, qui depuis longtemps connaissait le Seigneur, entra dans la boutique d’un libraire. C’était en Allemagne. Notre ami avait pour principe de ne jamais laisser échapper une occasion de parler de Christ. Il trouva le libraire seul derrière son comptoir et, après quelques minutes de conversation, découvrit bien vite qu’il ne croyait pas à l’Évangile. Cependant l’entretien continua, plein de courtoisie de part et d’autre, et devint bientôt si absorbant que les interlocuteurs ne s’aperçurent pas de l’entrée d’un étranger qui, ne voulant pas les interrompre, se tenait à l’écart dans un coin de la boutique, attendant qu’on eût le loisir de s’occuper de lui. Dès que le vieillard le vit, il lui céda sa place. Quel ne fut son étonnement en entendant le nouveau venu s’adresser au libraire en ces termes : « J’espère, disait-il, que vous croyez tout ce que ce monsieur vous disait, car c’est la vérité de Dieu telle qu’elle se trouve révélée dans sa Parole ». Puis l’étranger se mit à expliquer lui-même au libraire stupéfait comment Christ est mort pour les pécheurs, afin que, par son sacrifice, nous recevions le salut et la vie éternelle. Il parlait avec clarté et conviction, et le vieux chrétien sentait son cœur brûler au dedans de lui en l’écoutant. On ne rencontre pas souvent des croyants qui soient prêts à rendre un témoignage public si vivant à la gloire de Dieu. Lorsque l’étranger quitta la boutique, le vieillard le suivit et l’abordant dans la rue, lui demanda où il avait appris à connaître le Sauveur.

« Dans le dernier endroit du monde où vous jugeriez la chose possible, » répondit le jeune homme ; puis voyant le bienveillant intérêt qui se peignait sur la figure sympathique de son interlocuteur : « Vous désirez savoir mon histoire ? continua-t-il, la voici en peu de mots ».

« Né dans l’Allemagne du nord, je fus élevé dans la religion catholique romaine. Mais à peine sorti de l’enfance, j’abandonnai même les formes religieuses que l’on m’avait appris à respecter ; je me lançai à corps perdu dans les plaisirs les plus désordonnés. Non content de satisfaire mes propres convoitises, j’en entraînai d’autres dans le même chemin ; mais parmi mes compagnons de débauche, il n’en était pas un seul qui osât pécher aussi effrontément que je le faisais, moi. Chose étrange ! ce fut cette perversité exceptionnelle dont Dieu se servit pour réveiller ma conscience.

Un soir, au retour d’une orgie, je me dis tout à coup : « Et si c’était vrai, après tout, qu’un châtiment éternel attend les pécheurs ? » J’avais entendu parler de Christ comme juge des vivants et des morts et de l’étang de feu et de soufre qui attend les impies ; je pensai : « Si quelqu’un doit être précipité en enfer, c’est bien moi, car sûrement personne n’a jamais péché comme je l’ai fait ».

J’étais encore jeune, et ma vie n’avait été jusqu’alors qu’une longue fête, mais dès ce moment-là tout changea pour moi. Terrifié à la pensée de l’avenir qui m’attendait, je quittai mes compagnons de débauche et m’abandonnai au désespoir. Parfois je tentais un effort pour me sortir de l’abîme dans lequel je me sentais glisser. Je savais que si je me retirais dans un couvent et si j’y faisais pénitence, l’Église me laissait entrevoir la possibilité d’échapper aux peines éternelles. Mon âme devrait subir peut-être des milliers d’années de purgatoire, mais qu’était-ce en comparaison de l’enfer et du feu qui ne s’éteint point ? Mais je ne connaissais aucune maison religieuse dont la règle fut assez sévère pour expier des péchés semblables à ceux que j’avais commis. La plupart du temps, les moines vivaient dans le luxe et la mollesse, faisant bonne chère et jouissant des biens de ce monde. Enfin j’entendis parler d’un monastère qui me sembla répondre à ce que je désirais. Il était en Sicile et appartenait aux frères trappistes ».

Ici, nous interromprons pour un instant le récit du jeune étranger pour expliquer à nos lecteurs quelle est la vie des trappistes. Tous les matins ils doivent quitter à deux heures la planche qui leur sert de lit. Les jours de grandes fêtes, ils se lèvent à minuit. Ils assistent alors aux offices, soit dans la chapelle, soit dans leur cellule, jusqu’à sept heures. Leurs dévotions terminées, ils sortent pour cultiver les champs. Leur travail est des plus pénibles et ils doivent s’y livrer en toute saison ; ni chaleur, ni froid, ni tempête ne les arrête. Toute l’année, de jour comme de nuit, ils portent le même vêtement de laine grossière ; il leur est défendu de l’enlever ou de le laver. À dix heures et demie ils sont autorisés à manger une petite quantité de pain et quelques bouchées de légumes qu’ils arrosent d’un peu d’eau. Chaque trappiste ne reçoit pour sa subsistance journalière que trois cents grammes de nourriture. Après leur frugal repas, les frères retournent à leur travail jusqu’à cinq heures du soir ; ils ne l’interrompent que pour assister aux offices ou pour se livrer pendant quelques minutes à une lecture sérieuse. Quand arrive la nuit, ils se réunissent dans le réfectoire du couvent, afin de participer au second et dernier repas de la journée ; il se compose simplement de pain et d’eau. Les murs de la salle dans laquelle les religieux se trouvent sont tendus de tapisseries noires, dont la sombre monotonie n’est rompue que par des tableaux effrayants : squelettes, cadavres, ou scènes du purgatoire. Le repas terminé, les offices reprennent jusqu’à huit heures, puis les moines regagnent leurs cellules. Si l’un d’eux tombe dangereusement malade, il échange son lit de planches pour une couche de poussière et de cendres étendue sur le carreau. C’est là tout l’ameublement de la cellule, à l’exception d’une couverture et d’un crâne.

Les trappistes sont tenus d’observer entre eux le silence le plus absolu. Le dimanche seulement, pendant une heure, ils reçoivent la permission de s’entretenir de sujets religieux. Ils ne peuvent travailler dans le voisinage les uns des autres. Il leur est défendu de se nommer ou de faire la moindre allusion à leur histoire passée. L’un de ces malheureux, un tout jeune frère, ne put supporter la dure vie qui lui était imposée ; il mourut de fatigue et de privations. Une année après, on put remarquer le vieux moine qui l’avait soigné en silence durant sa maladie, debout, les bras croisés, en contemplation devant la pierre tumulaire sur laquelle était gravé le nom du défunt. Personne ne lui adressa de question et personne ne devina la cause de sa tristesse croissante. Dix ans plus tard, le vieillard mourut à son tour ; en lisant le nom inscrit sur sa pierre tumulaire, les moines apprirent qu’il était le père du jeune homme mort si longtemps auparavant.

Telle est la règle journalière à laquelle chaque trappiste doit se soumettre. Mais à côté de cela, les frères peuvent s’infliger des pénitences spéciales. L’un porte autour de sa taille une corde si étroitement nouée qu’elle finit pas pénétrer dans ses chairs. Un autre se fustige au moyen d’une lanière de cuir terminée par une pointe de fer. Un troisième mêle de la poussière ou de la boue à sa ration d’eau. Il est facile d’inventer des moyens de torture et de les varier à l’infini, mais il est impossible d’imposer silence à une conscience tourmentée. Les années se passent, mais sans amener ni l’oubli, ni la paix, aux malheureux habitants de la Trappe.

« Lorsque j’entendis parler de ce monastère, » continua le jeune Allemand, « je fus rempli de joie et je n’hésitai pas à me rendre en Sicile, afin d’obtenir une place parmi ces moines. Le voyage était long et moi j’étais fort pauvre. Je résolus donc de faire la route à pied, en mendiant le long du chemin. C’était pour moi un commencement de pénitence. Je parcourus ainsi bien des centaines de kilomètres, et il me fallut plusieurs mois pour atteindre enfin le détroit de Messine. Ce dernier obstacle franchi, je me trouvai en vue du vieux monastère, avec ses hautes murailles et ses sombres tours. J’étais à bout de forces ; cependant je rassemblai ce qui me restait d’énergie pour me traîner jusqu’à la poterne. Je frappai. La lourde porte tourna en grinçant sur ses gonds rouillés et un moine parut. Il semblait très âgé et presque infirme, et ce fut d’une voix chevrotante qu’il me demanda ce que je désirais.

« Je désire trouver le salut, » répondis-je.

Le vieillard leva vers moi le regard bienveillant de ses yeux ternis par l’âge. « Suivez-moi, » dit-il, et il me conduisit dans une petite chambre attenante à la poterne, où nous nous trouvâmes seuls.

« Maintenant, jeune homme, fit le moine, expliquez-vous. Racontez-moi votre histoire ».

Alors je lui parlai à cœur ouvert. « J’ai été le plus grand des pécheurs, ajoutai-je. Je ne crois pas pouvoir jamais atteindre au salut. Mais tout ce qui est possible de faire, je le tenterai ; peut-être qu’à la fin j’aurai une chance, si petite qu’elle puisse être, d’échapper aux peines éternelles. Pour cela, je sais que je dois subir les pénitences les plus rigoureuses. J’ai appris que la règle de votre maison est sévère. C’est pourquoi je viens à vous. Dites-moi seulement ce que je dois faire ; je serai trop heureux de vous obéir ».

« Dans ce cas, mon ami, si vous voulez m’en croire, » répondit le vieux moine, « vous retournerez immédiatement en Allemagne. Il en est Un qui est venu ici-bas et qui a accompli tout ce qu’il y avait à faire pour votre salut, longtemps avant votre arrivée ici. Il a achevé l’œuvre entièrement. Il l’a faite à votre place, et maintenant il ne vous reste rien à faire. Tout est accompli ».

Je le regardai stupéfait.

« Qui a fait cela ? » demandai-je quand j’eus retrouvé la voix.

« N’avez-vous jamais entendu parler du Seigneur Jésus Christ ? » interrogea le vieillard.

« Mais sans doute ! tout le monde a entendu parler de Lui ».

« Le connaissez-vous ? » insista le moine.

« Naturellement. Il est dans le ciel ».

« Mais, dites-moi, continua mon interlocuteur en me regardant bien en face, « savez-vous pourquoi il est dans le ciel ? »

« Je n’en sais rien ; il a toujours été là-haut, je pense ».

« Non, il n’a pas toujours été là-haut », répondit gravement le vieillard. « Il est descendu dans ce monde pour accomplir l’œuvre que vous voulez faire vous-même. Il est venu subir le châtiment que vos péchés avaient mérité. Il est dans le ciel maintenant, parce que l’œuvre est achevée. S’il n’en était pas ainsi, il serait encore ici-bas, car son but était d’abolir le péché par son sacrifice. Si quelque chose restait à faire, il ne serait pas remonté dans le ciel. Ne savez-vous pas qu’il a dit sur la croix : « Tout est accompli ? » Qu’est-ce qui est accompli ? C’est l’œuvre que vous êtes sur le point de commencer vous-même. Et maintenant, ajouta-t-il, si vous voulez ajouter un péché de plus à votre vie d’iniquité et commettre quelque chose de pire que tout ce que vous avez fait jusqu’ici, vous resterez dans ce lieu et prouverez ainsi que vous méprisez l’œuvre parfaite du Fils de Dieu. Ce sera dire : Christ n’en a pas fait assez ; je dois ajouter quelque chose à l’œuvre qu’il déclare avoir achevée. Il peut vous paraître étrange que je demeure dans une maison où Christ est pareillement méconnu, mais je suis très vieux et c’est à peine si je puis me traîner jusqu’à cette porte. Je ne puis m’en aller ; j’attends le moment où le Seigneur lui-même m’appellera auprès de Lui. Mais vous pouvez partir. Je vous en conjure, retournez auprès de vos amis, et dites-leur quelles grandes choses Dieu a faites pour vous. J’obtiendrai pour vous l’autorisation de séjourner ici trois jours ; pendant ce temps je vous dirai tout ce que je sais au sujet de Christ. Après cela, vous vous remettrez en route pour regagner votre patrie ».

Ainsi fut fait. Pendant trois jours je demeurai à la Trappe et mon vieil ami me parla de Christ. Il me dit que non seulement il était mort pour moi, mais qu’il était aussi ressuscité, afin que par Lui j’obtinsse la vie éternelle ; il me dit encore que Jésus m’a acquis une place dans le ciel où il m’attend, moi et tous ceux qui croient en son Nom.

Je revins en Allemagne, et depuis ce moment-là je m’efforce d’annoncer, à tous ceux qui veulent m’entendre, les bonnes nouvelles de l’œuvre parfaite accomplie par le Seigneur Jésus ».

On n’a jamais su ce qu’était devenu le vieux moine. Sans doute le Seigneur l’a depuis longtemps introduit dans les demeures célestes vers lesquelles ses yeux étaient dirigés. Puissent ses paroles bénies apporter leur message de paix et de pardon à beaucoup d’âmes fatiguées et chargées !

« Étant mort, il parle encore ! »